Symbole à lui seul d’une culture qui s’étend de la Sibérie au Groënland en passant par le Nord canadien, le kayak est l’attribut par excellence du chasseur inuit. Ajusté au plus prêt aux mensurations de son propriétaire, il fait corps avec lui, le muant du même coup en un être hybride glissant sans bruit dans les eaux calmes des fjords. Des siècles durant, il a constitué le prolongement indispensable de l’homme inuit dans sa quête du gibier.
Analyser et restaurer une telle embarcation, c’est prendre la mesure de l’ingéniosité de ces peuples du Grand Nord, et de leur aptitude à inventer les moyens de leur survie dans le milieu le plus hostile de la planète.
Quelques considérations générales
Quelque soit sa région d’origine, la conception d’un kayak répond à des normes de construction précises communes à la quarantaine de types répertoriés.
Le kayak, comme l’umiak (1) ou le coracle (2), appartient à la famille des skinboats. Il s’agit donc dans son principe d’une structure de bois légère revêtue d’une enveloppe étanche en peau. Sa construction est une oeuvre collective associant hommes et femmes dans une stricte répartition des taches, ce qui n’empêche nullement une intervention conjointe des deux sexes à certains stades de sa fabrication.
Éléments constitutifs de la structure du kayak
Sans rentrer trop avant dans les détails d’un manuel de construction navale, on peut cependant retenir quelques éléments constitutifs de sa structure, et notamment :
- Les deux bauquières, pièces maîtresses qui courent de part et d’autre sur toute la longueur du kayak, et sur lesquelles viennent se fixer :
- sur le pont : les barrots transversaux et le trou d’homme nommé “hiloire” fait d’une latte cintrée,
- en partie basse : les couples en baguettes de saule refendues et cintrées, reliés entre eux par la quille et les serres de bouchains
L’ensemble est complété, à l’avant et à l’arrière, d’une étrave souvent faite elle-même de plusieurs pièces.
Le schéma joint décrit dans le détail la totalité des pièces pour qui veut se lancer dans un tel ouvrage…
il permet en outre de prendre la mesure de la complexité d’une structure qui n’a rien à envier aux bateaux européennes ! De surcroît, ces pièces étaient souvent débitées à partir de troncs d’arbres entiers dérivant en mer grâce aux courants arctiques ; ceci ajoute encore à la difficulté d’une telle mise en oeuvre…
L’une des particularités de la construction d’un kayak tient à l’assemblage des pièces entre elles ; les inuits ignorant l’usage de la colle pour cause de climat, tout est assemblé par tenons, mortaises et ligatures de cuir ou de tendon. Ainsi, la structure garde-t-elle une certaine souplesse apte à encaisser les contraintes d’usage.
Tandis que les hommes s’attelaient au façonnage de la structure, les femmes (épouses, mères, sœurs ) s’occupaient de la préparation des peaux de phoque.
Une fois lavées et épilées avec les dents, celles-ci étaient assemblées entre elles par un point de couture complexe avec plis et replis, gage d’une étanchéité optimale. Généralement, deux peaux de phoque suffisaient pour un kayak d’environ 6m de longueur ; l’une était placée au centre, et la seconde, scindée en deux en diagonale, complétait l’avant et l’arrière.
Au stade de la mise en place de la peau sur la structure, les hommes ré-intervenaient à certaines étapes, comme par exemple pour placer les courroies de pont ou poser le cercle du trou d’homme. Enfin, la dernière étape consistait à imperméabiliser l’ensemble à l’aide de graisse de phoque, opération fréquemment renouvelée pour des raisons évidentes.
Alors que la durée de vie de la structure était de l’ordre d’une vingtaine d’années, les peaux étaient changées tous les deux ans environ, ce qui donnait aux personnes des deux sexes l’occasion de se réunir autour d’une tâche commune.
La restauration d’un kayak de la baie de Disko
J’ai eu ces dernières années l’opportunité de travailler à la restauration de quatre kayaks, tous d’origine groënlandaise. L’exemplaire dont il est question ici est probablement originaire de la baie de Disko, sur la côte Ouest. Cette proposition de localisation demeure cependant hypothétique, tant sont subtiles les nuances stylistiques d’une baie à l’autre de cette aire géographique. Toutefois, la forme des couples et la ligne générale très basse sur l’eau permet d’étayer cette hypothèse au regard des informations existantes.
Constat d’état
Tout au long de leur vie, les kayaks étaient soumis à des contraintes d’usage très rudes, tant au niveau de la structure qu’à celui de l’enveloppe de peau. Ils faisaient donc l’objet d’un entretien minutieux, car la survie de son propriétaire en dépendait.
Une fois arrivé sous nos latitudes, d’autres contraintes apparaissent, liées tout particulièrement à une modification radicale de la température et de l’hygrométrie.
Les effets de ces changements de paramètres se traduisent – c’est le cas du modèle étudié -, par un assèchement de l’enveloppe de peau, entraînant des déchirures plus ou moins importantes, et des dégâts sur la structure elle-même. Ces dégradations concernent notamment les couples dont certains ont été brisés à cause de la tension excessive de l’enveloppe.
Par ailleurs, un choc latéral important côté babord au niveau du trou d’homme a entraîné la fracture de la bauquière, de deux couples et d’un barrot.
Enfin, une couche de poussière conséquente recouvrait l’ensemble, témoin d’un stockage bien peu conforme aux prescriptions en usage pour une pièce de cet intérêt !
Étapes de restauration
La première étape a donc consisté en un nettoyage soigné à l’eau déminéralisée additionné de triammonium citrate dosé à 3%. Cette solution a depuis longtemps fait les preuves de son efficacité et de son innocuité sur les oeuvres, et a été adoptée de façon satisfaisante. Ceci étant, il est important de ne pas trop humidifier la peau et surtout de la sécher au mieux pour éviter par la suite de nouvelles tensions préjudiciables.
En second lieu, intervient l’étape du traitement de la structure elle-même ; les couples fracturés et accessibles ont été remplacés par de nouveaux, réalisés à partir de rejets de saule, refendus et cintrés après avoir été plongés dans de l’eau chaude. Il est à noter que les inuits se servaient de leur dents pour leur mise en forme, comme en témoignent les marques laissées sur le bois…
Certains couples, bien qu’éloignés du trou d’homme, ont pu également être remplacés grâce à une déchirure dans le cuir permettant leur accessibilité, d’autres pas.
Les pièces fracturées comme la bauquière et les barots ont été recollés et renforcés par l’ajout d’attelles chevillées et ligaturées sans utilisation de colle pour rester fidèle à l’esprit inuit.
Vient ensuite le traitement des déchirures de la peau. Compte tenu des fortes tensions induites par l’assèchement du cuir, certaines d’entre elles présentaient un espace de plus d’un cm de largeur. De fait, la solution adoptée a consisté à intervenir dans un premier temps côté intérieur par la pose de bande cuir collées, mises sous presse par un jeu de cales et de mini serre-joints. Une fois cette opération délicate achevée, des formes de cuir non tanné de l’épaisseur de la peau et de l’exacte forme des fissures ont été mise en place et collées à leur tour à la colle de peau. Il ne restait plus alors, à l’aide pigments additionnés de gomme laque, qu’à effectuer un travail de retouche relativement similaire à ce que l’on réaliserait pour une sculpture polychrome.
A l’issue des ces différents opérations, l’ensemble de la peau a été protégé par une cire micro-cristalline, offrant un aspect légèrement satiné mettant au mieux en valeur les différentes nuances du cuir ancien.
Le kayak est pourvu de son équipement au complet : pagaie, harpons à propulseur pour la chasse au phoque ou aux oiseaux, support de courroie, lance, etc.
Chaque objet a été re-placé sur le pont à sa juste place, conformément aux règles d’usage, sous des sangles de cuir dont certaines, cassées, ont été remplacées.
La technique de chasse en mer des inuits faisait l’objet d’un apprentissage commencé dès l’âge de 8-10 ans. C’est à cette condition que le futur chasseur acquérait peu à peu, sous la surveillance de son père, les différentes techniques de maintien, lancer du harpon et tenue de la pagaie. La chasse était considérée comme une rencontre spirituelle entre deux êtres vivants, un rituel chaque jour renouvelé à l’issue duquel le gibier “acceptait” de donner sa vie au chasseur.
Ces gestes et techniques sont évoqués dans l’article “La chasse au phoque à Ammassalik
Serge Dubuc
- Umiak : embarcation inuit à fond plat servant aux transports collectifs
- Coracle : minuscule bateau de forme ronde ou ovale jadis utilisée dans le nord de la Grande-Bretagne pour la pêche au saumon
Sources :
- La civilisation du phoque – Paul-Emile Victor / Editions Armand Colin
- Skinboats of Greenland – H.C. Petersen / National Museum of Denmark
- Construire et utiliser les kayaks de l’arctique – F.&C Clayes, G. Huguenin / Le Canotier