ARTICLES ET CONFÉRENCES
Manipuler, conditionner, transporter les objets tribaux

« Pour saisir les objets sans qu’ils tombent aussitôt en poussière, il faut d’infinies précautions.
Il faut surtout que votre esprit soit à jeun et que vous ayez longuement préparé en vous-même un vaste terrain vague, égal à l’indétermination du monde. »
Jean Tardieu – Éléments d’une méthode de réconciliation, 1967

Quoi de plus naturel, dans le cercle des amateurs d’art tribal, que de se saisir d’un masque ou d’une sculpture pour l’admirer de plus près ? Si la plupart des collectionneurs et marchands sont gens précautionneux, il n’en reste pas moins vrai que l’accident arrive de temps à autre … Et qu’il est le plus souvent évitable. Ces lignes n’ont d’autre objet que de rappeler quelques règles en matière de manipulation et de conditionnement des objets d’art, et spécifiquement des objets lointains. Elles pourront relever pour certains de l’évidence, mais sont-elles toujours observées ? Prenons donc le risque d’enfoncer quelques portes ouvertes…

Élément de poteau funéraire
– Bois érodé
– Madagascar

Quelques règles en matière de manipulation
et de conditionnement des objets d’art

 

Il sera à la fois question de méthode de manipulation, mais aussi de voyage, car les objets d’art n’ont pas toujours vocation à rester pour toujours dans une vitrine. Ils se déplacent même souvent au cours de leur vie sous nos latitudes, par des moyens de transport divers, et il faut alors les conditionner en conséquence.

On n’emballe pas de la même manière une massue océanienne à l’évidence incassable, suivant qu’elle sera transportée en voiture, ou qu’elle devra affronter les périls d’une pérégrination par la poste.
Tout objet d’art tribal, comme toute œuvre en général, est soumis, depuis le moment où il a quitté l’atelier de l’artiste, à diverses agressions qui menacent son intégrité physique. Certaines sont liées au matériau lui-même : ainsi, le verre ou la porcelaine se brisent facilement sous un choc, le papier se déchire, et ces matières inspirent en elles-même la fragilité. Pourtant, il existe des livres pluri-séculaires et des céramiques millénaires en quantité, alors que très rares sont les casse-têtes océaniens antérieurs au 18ème siècle (et ne parlons pas des masques africains !) C’est que les bois dont ils sont faits, si durs soient-ils, n’auront pas résisté à une immersion prolongée en milieu humide, ni aux assauts des insectes xylophages… Sauf s’ils ont été sortis à temps de leur contexte d’origine et ramenés sous des latitudes tempérées, plus aptes à assurer leur conservation. Mais en fin de compte, c’est bien leur manipulation par l’homme qui reste dans bien des cas responsable de la dégradation des objets.

La prise en main des œuvres et objets d’art

Masque Kwélé
– Bois peint
– Gabon

Une première constatation : un objet risque un dommage lors d’un déplacement et non pas quand il reste immobile. En conséquence, la première question à se poser devrait toujours être : suis-je vraiment obligé de le bouger ? En pratique, on se pose rarement la question, sauf quand le risque est visible à l’évidence. C’est le cas par exemple des objets contenant des fibres végétales qui tombent plus ou moins à chaque mouvement. Mais ce devrait être le cas de tous les objets, et il est donc bon de garder ce principe à l’esprit. Pratiquement parlant, tout objet, quel qu’il soit, doit toujours être saisi des deux mains, l’une le soutenant par la base, et l’autre le maintenant sur le côté. C’est d’autant plus vrai si l’objet est soclé : on doit alors toujours maintenir à la fois le socle et l’œuvre, car rien ne dit que les deux sont fermement liés l’un à l’autre. De plus, la surface des socles en laiton patiné ne doit pas être touchée car elle est sensible aux marques des doigts. Cela peut paraître étrange et contraignant mais c’est ainsi.

Pour le déplacement de sculptures lourdes

Pour le déplacement de sculptures lourdes nécessitant une manipulation à plusieurs, donc à quatre mains ou davantage, ces principes restent les mêmes ; à cela s’ajoute la nécessité de bien prévoir, de concert et à l’avance, le trajet à emprunter, même sur quelques mètres, et si nécessaire d’ôter à l’avance tous les obstacles.

Pour le déplacement de sculptures minuscules

Mais il existe également des œuvres, qui, à l’inverse, sont de dimensions tellement réduites, que le fait de s’en saisir s’accompagne du risque de les faire tomber, voire de les perdre. C’est le cas par exemple des ivoires inuits.

Petite parenthèse concernant le port de gants…

Le fait est qu’on le considère comme quasiment obligatoire dans un contexte muséal (y compris dans notre domaine), et incongru dans la sphère privée. Cela est dû au fait que le musée applique au plus loin les règles de préservation des oeuvres, et considère que tout dépôt étranger leur est néfaste (comme l’acidité de la transpiration), alors que le collectionneur comme le marchand conçoivent le toucher à mains nues comme un complément d’appréciation indispensable, sans lequel la vue seule serait comme orpheline. Mais dans ce cas, rien n’empêche de se laver les mains avant et après chaque manipulation, ce que beaucoup font du reste.

L’emballage des œuvres

Poupée Kachina
– Bois peint, tissu, laine
– Arizona

Abordons à présent la question de l’emballage, partant du postulat que tout masque, sculpture ou objet ethnographique appelé à changer de lieu, et pour quelque raison que ce soit, doit être emballé. C’est d’autant plus une nécessité que c’est toujours au cours d’un transit que les risques de dégradations sont les plus grands. La première chose est de disposer du matériel nécessaire, et d’une table de dimensions convenables pour effectuer un emballage dans de bonnes conditions. Si l’on n’en dispose pas, on opérera alors au sol, mais en aucun cas « en l’air », sans surface plane sous l’objet.

Côté matériel d’emballage

Collier (vue 1)
– Ivoire de cachalot et fibres de coco
– Fidji
Collier (vue 2)
– Ivoire de cachalot et fibres de coco
– Fidji

Côté matériel donc, il faut bien l’avouer, le plastique règne en maître depuis l’avènement du film à bulles qui offre des qualités de protection inégalées. Pour pallier son usage peu écologique, on veillera à le réutiliser le plus possible. On y ajoutera le papier de soie, utile pour protéger certaines surfaces particulièrement fragiles, comme la polychromie mate des poupées Kachinas ou le kaolin des masques Punu par exemple. Pour maintenir en place le film à bulles, la bande de masquage de peintre me semble préférable au scotch d’emballage, trop adhésif à mon goût. Un indispensable cutter complète l’ensemble, et pour certains cas, du carton pour confectionner des boîtes, voire de la plaque isolante en mousse dense s’il s’avère nécessaire de poser l’œuvre sur un surface rigide.

Ensuite, tout est affaire de bon sens, mais parfois aussi d’une certaine imagination.

L’idée de départ est de considérer tout objet comme très précieux, unique et irremplaçable, quelle que soit sa valeur financière.

 

Pour ce qui concerne la plupart des masques et statues d’Afrique, d’Océanie ou d’ailleurs, une simple protection en deux ou trois épaisseurs de film à bulles peut suffire.
Veiller à bien refermer le film de tous côtés, et l’objet est alors convenablement conditionné pour changer de main. Certains « remplissent » l’intérieur des masques de film compacté, mais la motivation d’une telle pratique me semble plus psychologique qu’autre chose. Si un masque présente des risques de casse de par la finesse de ses parois, mieux vaut, une fois emballé, le mettre dans une caisse en carton, en veillant à bien le caler avec des morceaux de mousse, « boudins » de film à bulles, papier froissé. Dans certains cas, il peut s’avérer nécessaire de renforcer la protection au niveau des parties saillantes (comme le nez) par un morceau de polystyrène mis en forme ou bien par une pièce de carton plié. Pour les massues d’Océanie, le risque encouru est plutôt de l’ordre de la rayure à la surface du bois, aussi faut-il impérativement les protéger avec le même soin. Par ailleurs, certains casse-têtes peuvent, de par leur forme, se révéler agressifs pour les objets avec lesquels ils voisinent dans le coffre de la voiture… Ne pas hésiter là encore à bien emmailloter la pointe d’une massue canaque qui risque de percer au travers du film ! Sans parler des armes des îles Kiribati serties de dents de requin, toujours dangereuses à manipuler. Quel que soit le type d’objet, je n’hésite pas à opter pour des emballages renforcés dès que je l’estime nécessaire : matière cassante comme le coquillage, présence de matières souples et fragiles, etc.

Cuillère (vue 1)
– noix de coco
– Papouasie-Nouvelle-Guinée
Cuillère (vue 2)
– noix de coco
– Papouasie-Nouvelle-Guinée

Limiter les risques au maximum, tel est mon credo, quitte à tomber dans l’excès de précautions.

Je suis alors un adepte de l’emploi de plaques de mousse dense, contre-plaqué ou parfois simple carton épais, de façon à créer une surface débordante de tout côté.
Cette formule permet d’offrir une base rigide et crée un rempart protecteur avant l’emballage proprement dit. Elle donne satisfaction dans de nombreux cas : masques avec plumes ou fibres, kap-kap et autres ornements corporels, flèches, cuillères en noix de coco et bien d’autres choses. J’en fait tout autant pour les toutes petites choses, comme les micro-sculptures inuits évoquées plus haut.

Certaines œuvres s’avèrent plus que délicates à conditionner pour des raisons inhérentes à leur structure même, ou de par la fragilité de leur matière, ou bien les deux à la fois.

Les maquettes de bateaux entrent dans cette catégorie, surtout les pirogues à balancier munies d’une voile. Ce sont des objets tri-dimensionnels à structures fines qui ont toutes les caractéristiques pour casser lors de déplacements. Mieux vaut leur confectionner une caisse à leur mesure, et la remplir de « chips » une fois la maquette en place dans la boîte. Ça prend de la place mais c’est l’unique solution sérieuse ; rien n’empêche du reste de placer dans les nombreux espaces vacants d’autres petits objets dûment emballés et fixés aux parois de la caisse. Les masques composites comme les Tatanua de Nouvelle-Irlande, ou les Gélédé du Bénin surmontés de structures plus ou moins complexes méritent eux aussi un conditionnement en caisse, de même que toutes les terres cuites. Un mot à propos des œuvres du Vanuatu. Cette région de Mélanésie est un endroit où l’on a conçu des œuvres à partir de matières végétales, animales ou minérales extrêmement variées, dont l’emballage doit être particulièrement soigné. Je pense notamment aux sculptures en fougère arborescente, matière friable entre toutes. Pour éviter toute perte de matière, j’enroule du film alimentaire tout autour de l’œuvre, à la manière d’un lange. Certains objets comme les harpons inuit ont besoin d’un tuteur, notamment au niveau de la jonction entre la hampe et la pointe d’ivoire. La courroie de cuir liant les deux parties est souvent fatiguée, voire sur le point de casser. Il est alors impératif de lier une baguette assurant le maintien des deux parties si l’on ne veut pas se retrouver avec deux morceaux séparés à l’arrivée.

Questions de transport

2 récipients
– Terre cuite
– Papouasie-Nouvelle-Guinée

J’évoquais au début le transport des objets par la poste…

Un conseil : construire une caisse très solide, en bois de préférence, et capitonnée au mieux, en tenant compte du fait qu’elle pourra être ballotée à l’envers comme à l’endroit, même si le sens est écrit dessus. Je garde en mémoire le souvenir d’une massue Tahiaa de Nouvelle-Zélande, qui m’avait été apportée pour restauration à la suite d’un envoi postal malheureux.
L’objet, qui avait pourtant été placé dans un tube en carton à priori très résistant, était arrivé à bon port, mais plié à 90° ! Évidemment, ce genre de sinistre relève de l’exceptionnel, mais lorsqu’il arrive, c’est toujours la fois de trop…

Transports en voiture

Les transports en voiture ne posent pas de problème particulier quand il s’agit d’objets en bois courants de faibles dimensions. L’important est de bien les caler car certains ont une fâcheuse tendance à rouler… On doit être très attentif au chargement des terres cuites, surtout quand elles sont lourdes ou de grande taille. Les terres archéologiques Nok du Nigeria par exemple, dont la qualité technique en termes de cuisson est assez médiocre, n’apprécient pas du tout les vibrations. Il faut accorder une attention toute particulière à leur calage avec des mousses souples faisant office de coussins amortisseurs. Des couvertures en feutre épais s’avèrent également très utiles dans ce cas comme dans bien d’autres.

De la transmission

On pourrait étendre à l’infini la liste des recommandations de toutes sortes en matière de manipulation, conditionnement ou transport des objets tribaux.
Chaque œuvre est un cas particulier, et ce qui importe au fond, c’est de réellement prendre conscience de sa fragilité. Ces objets lointains sont arrivés jusqu’à nous au terme d’un long voyage dans le temps comme dans l’espace. D’autres avant nous en ont pris soin ou pas, mais les œuvres sont là devant nous, porteuses de stigmates de leur histoire souvent tumultueuse. Aussi, il est de notre responsabilité de tout mettre en œuvre pour assurer leur transmission, dès lors qu’ils font partie de cet immense réservoir patrimonial qui nous est commun, d’un côté de la rive comme de l’autre.

Serge Dubuc

Pendentif
– Nacre, roseau, fibres
– Papouasie occidentale