Conserver ou au contraire supprimer un sur-peint, un vernis…
Dans le domaine des objets tribaux, il arrive souvent, au même titre que dans celui de la sculpture européenne, que l’on soit confronté à des problématiques liées à des interventions de surface ultérieures à la création de l’objet. Qu’il s’agisse d’une remise en couleurs « au goût du jour », ou d’un vernis appliqué par un voyageur-collecteur, ces interventions non voulues par l’artiste, plus ou moins inopportunes, interrogent le restaurateur et le propriétaire de l’oeuvre quand à la bonne attitude à adopter à leur égard (si tant est qu’elle existe).
A leur rigoureuse analyse doit s’ajouter, avant toute décision, la prise en compte de paramètres variés : l’histoire de l’objet dans son contexte local et au-delà, son usage, son aspect de surface en l’état, son état initial supposé, sans éluder toute la subjectivité d’une appréciation esthétique toujours fluctuante.
Cette dernière est elle-même le fruit d’un ensemble de facteurs tout aussi divers : parcours de vie, culture esthétique, milieu socio-professionnel du détenteur de l’oeuvre, etc…
On peut même affirmer qu’elle intervient souvent de façon notable dans la prise de décision, laquelle se résume toujours à l’arrivée par :
Conserver ou au contraire supprimer un repeint tardif, un vernis ou toute autre couche d’un quelconque produit déposé à un moment ou un autre de la vie de l’objet.
Bien entendu, il ne sera pas question ici de croûte sacrificielle, onction d’huile de palme, dépôt rituel ou patine d’usage, dont la présence sacralisée et valorisée ne pose pas question.
Un cas emblématique, la victoire de Samothrace
Un cas emblématiqueContre toute attente, le facteur « émotionnel » dans la prise de décision existe tout autant dans un contexte muséal, domaine où l’on serait pourtant tenter de croire que seules des considérations scientifiques ou historiques seraient de mise.
A ce stade, on pourra évoquer à titre d’exemple (loin des arts tribaux il est vrai), l’un des chantiers de restauration les plus médiatisés de ces dernières années : celui de la victoire de Samothrace. Ce chef d’oeuvre de la statuaire hellénistique, rapporté au Louvre en 1864 par Charles Champoiseau, a fait à l’époque, et un peu plus tard au XIXème siècle, l’objet de plusieurs interventions : réfection totale d’une aile en plâtre, nombreux comblements d’éclats souvent conséquents avec le même matériau, le tout recouvert d’un badigeon débordant pour masquer les raccords. Le temps aidant, la surface diaphane du marbre était devenu complètement invisible, et il a été décidé en 2013 de la remettre à jour. Aujourd’hui, cette matière vibrante est de nouveau offerte au regard du visiteur, les réfections anciennes respectées pour des raisons historiques, mais néanmoins retouchées en terme de surface pour « passer » comme on dit dans le jargon . Mais ce qui m’a frappé en visionnant le film créé pour l’occasion, ce fût cette réunion durant laquelle les membres du comité ont abordé la question de l’intensité du nettoyage de la Victoire. Différents tests avaient été soumis, du plus profond qui mettait le marbre à nu, à d’autres plus légers.
Finalement, après avoir longuement hésité et comparé les tests, il a été décidé de laisser tout de même un peu d’encrassements par endroits, de façon ne pas obtenir un aspect trop neuf… Cette anecdote met parfaitement en lumière l’existence d’une dimension non-rationnelle dans les choix de restauration d’une oeuvre d’art, en matière de surface tout particulièrement.
De la peau des œuvres
« Ce qu’il y a de plus profond en l’homme, c‘est la peau », disait Paul Valery. Nos ressentis au contact des objets d’art ont sans doute quelque filiation avec cet aphorisme. L’amateur caresse ses objets du regard dans un élan amoureux, et tout ce qui vient lui heurter la vue, peinture moderne ou vernis, fait barrage et trouble son plaisir.
Le cas d’une marotte de l’ethnie Ogoni du sud-est du Nigéria
Pour poursuivre concrètement dans ce sens, je retiens un autre exemple aux antipodes du premier (et qui me concerne directement), en l’occurence une marotte de l’ethnie Ogoni du sud-est du Nigéria.
Dénichée dans une vente de province, cette figure datant de l’entre-deux guerres présentait un aspect rédhibitoire par un sur-peint à la peinture glycérophtalique couleur mastic de très mauvais aloi. Pour couronner le tout, un caleçon rouge foncé avait été ajouté ainsi que des motifs syncrétiques bleus aux épaules et sur le torse. Or, il se trouve que ce type de marionnette est normalement peint avec des pigments traditionnels en noir et blanc à base de suie et de kaolin. Un peu de cette finition première était visible ça et là, et j’ai donc rapidement décidé d’entreprendre la suppression du sur-peint. La décision a été rapide, mais le travail de restauration beaucoup moins ! Dans tous les cas, la première étape consiste toujours à dégager, en différents endroits, des « fenêtres d’investigation » de 5mm de côté, de façon à voir ce qui « ce passe en dessous ». Ce travail s’effectue d’abord au scalpel seul, afin de tester l’adhérence de la peinture au support. Le recours éventuel à un solvant approprié intervient seulement si nécessaire.
A ce sujet, il existe désormais une vaste gamme de produits non toxiques pour répondre à toutes les attentes. Le tout est de débarrasser l’objet de la couche inopportune mais pas davantage! Question de pratique…
Heureusement, on ne se donnait pas la peine de nettoyer les sculptures avant de les repeindre, et la crasse forme ainsi généralement un écran qui limite la bonne adhésion au support.
Se pose ensuite le choix entre poursuivre ou pas, alors qu’au fond, on n’est jamais sûr de ce que l’on va découvrir. D’expérience néanmoins, je peux dire que les sculptures sont le plus souvent repeintes, non parce que leur couche picturale est altérée, mais pour d’autres raisons : découverte de nouveaux pigments (comme la peinture européenne), changements d’ordre politique ou religieux, remise « à neuf » pour une cérémonie, etc…
Par ailleurs, concernant les objets d’Afrique et d’Océanie, le sur-peint se limite généralement à une seule couche du fait de leur relative jeunesse. Cela n’est pas le cas d’une vierge d’époque Renaissance, repeinte tous les cinquante ou cent ans.
En tout état de cause, le résultat a été à la hauteur de mes espérances, car c’est une couche initiale intacte qui a été découverte, et très peu de retouches ont été nécessaire. Ma marionnette à retrouvé son aspect d’antan.
Une autre marionnette, chinoise cette fois
Un autre cas intéressant concerne une autre marionnette, chinoise cette fois. On connait les destructions patrimoniales imputables à la révolution culturelle. Les théâtres de marionnettes en ont fait les frais comme le reste, mais l’objet en question en a réchappé ; il s’en est trouvé quitte pour un sur-peint dissimulant son maquillage aux yeux des censeurs…
Ici cependant, le choix d’enlever ce témoignage d’un temps troublé ne m’a pas paru aussi clair que dans le premier cas. J’avais commencé par dégager une moitié du visage, afin de présenter l’objet à des fins didactiques sur un salon. Et puis, curieusement, je m’en suis tenu là. Comme si une voix me suggérait de ne pas effacer toute trace de l’Histoire…
Le plus souvent, la présence de peinture européenne sur les objets tribaux est très mal perçue du côté des collectionneurs et marchands, mais il existe tout de même des exceptions. Certains considèrent que tout ajout fait partie de la vie de l’objet et de son histoire, surtout s’il a été effectué dans son contexte d’origine. D’autres pensent au contraire que tout ce qui n’est pas de la main de l’artiste n’a pas lieu d’être… La vérité se situe sans doute quelque part entre les deux.
Le fait est que certains masques himalayens anciens, et néanmoins sommairement bariolés de laques pour bâtiment, méritent d’être conservés en l’état. Quelque chose dans leur aspect érodé prend le dessus qui les rend acceptables : la peinture s’est à son tour usée, patinée, salie, des manques apparaissent et le tout prend l’apparence d’un tableau enfoui sous terre, oublié, puis redécouvert. Cette couche jugée d’ordinaire indésirable a finir par intégrer la vie de l’objet. On en revient toujours à cet attachement à une esthétique de l’usure, qui renvoie au mythe des temps anciens. Dans le domaine des arts tribaux où il est le plus souvent question d’objets de surface relativement récents, tout ce qui atteste d’une valeur d’usage, et donc d’une authenticité, est le bienvenu, fûsse à l’occasion une peinture « de chez nous » à condition qu’elle ait subi à son tour les épreuves du temps, maître-créateur.
Ici, l’usure rassure et fascine, à défaut de prouver.
Une sculpture Haute Époque européenne ne sera jamais confrontée au diktat de la patine ; son style seul lui tient lieu d’acte de naissance.
Cas très particuliers
Il m’est arrivé d’avoir en main quelques cas inédits…
Masque Punu
Je me souviens d’un masque Punu qui avait été ciré, la bouche peinte en rouge vif… Sacrilège ! Sur ce point, tout le monde est d’accord : un Punu doit être mat, revêtu d’une couche de kaolin plus ou moins effacée, c’est selon. Ôter la cire sur un bois de fromager peint au kaolin n’est pas une mince affaire, mais là encore, le recours au solvant approprié peut conduire au miracle.
Et encore : un masque Haida maquillé au feutre par un enfant (je suppose…), ou une sculpture de Sibérie « protégée » à l’huile de vidange, une autre de Bornéo à l’huile de teck…
Les pensionnaires du restaurateur peuvent être atteints de maux très variés !
Massues polynésiennes
J’évoquerai pour finir les massues polynésiennes rapportées par les anglais au XIXème siècle.
Nos voisins d’Outre-manche avaient pour habitude, à la grande époque des collectes, de recouvrir ces curiosités d’un épais vernis marin. Le temps passant, ce vernis a bruni, s’est craquelé au point de former une croûte dissimulant complètement la patine initiale aujourd’hui si estimée. En effet, le bois de forte densité (casuarina equisetifolia) dont sont tirés ces armes, a cette faculté de se parer d’une patine brillante et profonde qui n’est pas sans rappeler deux des principaux critères de qualité des perles polynésiennes : le lustre et l’orient.
Dans la terminologie perlière, le lustre désigne la qualité de réfraction de la perle ; plus elle est brillante et plus elle a cette aptitude à renvoyer la lumière et à refléter son environnement. C’est ce qui fait d’elle une sorte de miroir du monde en miniature.
A l’inverse, l’orient renvoie à la façon dont les rayons lumineux entrent en profondeur dans les cristaux d’aragonite. C’est une émanation intérieure d’où surgit une sorte de densité profonde, la nature vraie de la perle.
Ils me semble que ces qualités se retrouvent dans une certaine mesure, dans les massues en bois durs d’Océanie. Bien sûr, ça n’est pas le monde entier qui se lit à fleur de bois, mais tout du moins ces rivages mythiques et lointains, où guerre et paradis se mêlent dans notre imaginaire. Par-delà leurs lignes gracieuses, la douce patine des massues participent de cette vision. L’occulter par un vernis revient à gommer une part de cette histoire, et c’est pourquoi il semble normal de les décaper pour rêver de nouveau.
J’ai cependant le souvenir d’une conversation avec un marchand de renom sur le sujet, et ce dernier pensait au contraire qu’il fallait mieux les accepter telles quelles. Son argument reposait sur l’idée, somme toute logique, que l’on se garde bien de décoller les étiquettes portant des attributions erronées (point sur lequel je suis d’accord)… Pourquoi pas les vieux vernis ? Il avait donc fait ce choix qui n’est pas le mien, mais tout aussi recevable, de privilégier une autre histoire : celle du temps où les objets étaient rapportés par caisses entières comme souvenirs des Mers du Sud. Étiquetés plus tard en Europe sans la rigueur ethnologique d’aujourd’hui, vernis pour se muer en trophées décoratifs, leur apparence en l’état nous projette à l’époque des collectes massives et indifférenciées.
Il s’agit bien d’un autre rêve et il est compréhensible que certains éprouvent le désir de s’y plonger…
En définitive, cette personne avait fait preuve d’une acuité particulière et sans doute de quelque nostalgie à l’égard d’un mythe éclipsant tous les autres : celui de la caverne d’Ali Baba et du temps glorieux des découvreurs.
Serge Dubuc
Remerciements :
- Frédéric Rond, Sylvain Grandadam
Bibliographie :
- La restauration des peintures et des sculptures, Armand Colin, 2012
- Restauration des sculptures, JM André, Société Française du Livre, 1977
LEGENDES DES PHOTOS :
Marotte Ogoni, Nigéria – Etat initial
Marotte Ogoni, Nigéria – Etat restauré
Marionnette, Canton, Chine,
Masque, Arunachal Pradesh, ethnie Monpa, Inde – Etat initial
Masque, Arunachal Pradesh, ethnie Monpa, Inde – Etat restauré
Une massue des îles Cook délocalisée aux Marquises
Masque Punu, Gabon – Etat initial (ciré)
Masque Punu, Gabon – Etat restauré
Marotte Kiébé-Kiébé, Congo (avec de multiples sur-peints)
Tambour de Nouvelle-Guinée « relooké »
Quelques produits de restauration