Le bilum de Nouvelle-Guinée est bien plus qu’un sac !
Symbolique et identité
Très répandu dans la majeure partie de l’île de Nouvelle-Guinée, tant en Papouasie occidentale qu’en Papouasie-Nouvelle-Guinée, le sac en cordelette joue un rôle fondamental dans la société et la culture matérielle papoue. Alors que la plupart des arts traditionnels disparaissent ou ont disparu sous la pression du monde moderne et de son mode de vie consumériste, cet objet d’apparence si anodine, appelé communément “bilum” en Tok Pisin (1), demeure. Plus encore, il bénéficie (en Papouasie-Nouvelle-Guinée du moins), d’une dynamique créative et économique renouvelée pour des raisons qui seront explicitées plus loin.
Si l’on s’en tient à l’hypothèse formulée par Maureen MacKenzie (2), l’aire de fabrication du bilum coïncide avec les territoires de langues non-austronésiennes, soit environ 80 % de la population. Sa présence chez les groupes de langues austronésiennes serait donc le fruit d’une importation.
Fabriqué principalement par les femmes durant leur vie entière dès l’âge de 12 ans, pour elles-même mais également pour leurs frères et leur mari, il réunit des fonctions très diverses, tant pratiques que symboliques. En voici une liste non exhaustive, dressée par MacKenzie : conteneur, porte-bébé (3), berceau, poche, carquois, pièce de vêtement, symbole de richesse, marqueur identitaire, piège à esprit ou contenant sacré.
Le bilum est présent à tous les âges de la vie, chez les femmes comme chez les hommes. il intervient dans les relations de parenté, les rites, les mythes, et bien sûr et avant tout, dans la vie de tous les jours.
Fabrication
Si de nos jours, l’emploi de fibres d’importation (acrylique, coton…) est largement répandue dans les villes où le bilum est fabriqué autant qu’en zone rurale, le matériau traditionnel est une fine cordelette naturelle à deux torons torsadée sur la cuisse.
Il existe au moins deux plantes à partir desquelles cette cordelette est réalisée.
La première est une variété d’hibiscus dont le liber (ou écorce interne) est prélevé en fins rubans, séchés après un lavage soigné. La cordelette obtenue, très fine et de couleur grisâtre, est d’une solidité surprenante. Elle peut-être teintée avec diverses noix, amandes ou feuilles. Les couleurs obtenues vont de l’ocre clair au brun foncé en passant par diverses tonalités d’indigo.
La seconde plante est le sisal, dont les feuilles longues d’une cinquantaine de centimètres sont fendues en deux, lavées, battues pour dissocier les fibres et méticuleusement raclées au couteau afin d’en ôter le suc irritant. En effet, la moindre trace de cette substance ne manquerait pas de causer de sérieuses inflammations sur la cuisse de l’artisane.
La cordelette obtenue est plus épaisse que dans le premier cas et peut elle aussi être teintée par les mêmes procédés.
La technique de torsadage sur la cuisse est bien connue en de nombreux endroits du globe ; il s’agit de faire rouler dans un sens, avec la paume de la main, les deux fibres séparées, puis d’effectuer le même mouvement en sens inverse, les fibres réunies cette fois. La peau glabre de la cuisse est considérée comme le meilleur support pour effectuer pareille opération; seuls les Inuits utilisaient naguère la peau de leurs joues, climat oblige, mais ils sont une exception.
Le principe de fabrication du sac proprement dit applique la technique de la maille en forme de “8”, avec pour seuls outils une aiguille d’os ou de fer et une bande-guide végétale ou synthétique de la largeur des mailles, autour de laquelle ces dernières sont entrelacées. Le choix de la largeur de la bande détermine donc la hauteur des mailles, et par conséquent, la finesse du tissage. Naturellement, en dehors de la taille du sac, ce paramètre influe notablement sur le temps passé sur l’ouvrage (de l’ordre de 80 heures pour un bilum de taille moyenne). C’est l’emploi de cette maille particulière qui confère au bilum sa spécificité : celle d’être extensible comme si il était fait avec une matière élastique.
Cette technique relativement rare n’est cependant pas propre aux populations papoues : on la retrouve également chez certains groupes aborigènes d’Australie (Bolton, 2011), ainsi que chez les indiens Matacos en Argentine (Chechoune, 2004).
Il est tentant de penser que l’utilisation de l’une ou l’autre cordelette évoquées plus haut serait fonction de la taille du sac ou de la charge qu’il devrait supporter. En fait, il n’en est rien, et il existe des sacs de taille respectable fabriqués avec une ficelle d’hibiscus très fine et un maillage très fin, alors que d’autres sacs plutôt petits sont réalisés en sisal. C’est plutôt la disponibilité de la matière première en fonction de l’endroit qui détermine le choix.
A partir de là, d’infinies variations existent à différents niveaux : forme générale, dimensions, anse de soutien, lisière supérieure, motifs chromatiques. Ces variations sont tout à la fois des marqueurs régionaux mais ont aussi une fonction identitaire. Ceci étant, les codifications culturelles n’excluent pas la créativité individuelle au niveau de la composition chromatique. Cette liberté réelle quoique contrainte est souvent liée à l’apparition de nouvelles teintes et donne alors lieu à de belles réussites plastiques.
On voit également parfois des bilums ornés d’autres matières à fonction tant identitaire que décorative : coquillages, dents de porcs ou de couscous, plumes.
Une ségrégation genrée
Pour en revenir aux formes, on peut citer pour exemple les grands filets en forme de losange à courte lanière des femmes Dani de la vallée de la Baliem, et à l’opposé, les filets rectangulaires à lanière longue des Duvlé du bassin du Mamberamo (ces deux groupes vivant en Papouasie occidentale).
Quoiqu’il en soit, les grands filets à lanière frontale sont toujours du côté des femmes. En montagne, il est courant de les voir revenir du jardin à pas lents, lourdement chargées de patates douces. Elles ne se séparent pratiquement jamais de leur bilum, même vide ; elles le portent alors étalées sur le dos, leur épaules éventuellement couvertes à la manière d’un châle.
Les bébés sont également traditionnellement portés sur le dos de leur mère jusqu’à l’âge de trois ans ou plus, ou bien sur le côté, bercés au quotidien à l’abri du soleil. De tant à autre, on peut aussi les suspendre à une branche d’arbre. Le bilum fait alors office de hamac.
Le grand filet de femme intervient aussi dans les échanges, et il rend alors compte d’une sous-valorisation du travail féminin. Chez les Dani de la Baliem, un grand filet valait deux à trois fois moins cher qu’une grande lame de pierre fabriquée par les hommes dans les années 80 (Pétrequin, 2006)).
Le petit filet des hommes est une sorte de fourre-tout contenant divers petits objets souvent emballés individuellement : briquet, tabac, pipe, couteau, guimbarde, charges magiques pour la chasse, etc… Dans les villes, d’autres objets sont venus s’y ajouter ou s’y substituer; c’est le cas du téléphone, qui peut aussi prendre place dans un filet conçu pour lui seul.
Les Asmat, peuple côtier de la côte sud de Papouasie occidentale, constituent une particularité dans le domaine. Bien que de langue papoue, ils ne fabriquent pas de bilum, mais des sacs rectangulaires en vannerie de sagoutier à motifs en diagonale blanc et ocre rouge ornés de graines grises (larmes de Job). Aux multiples fonctions du bilum évoquées plus haut, s’en ajoute une autre propre à ce groupe : celle de contenant pour galettes de sagou grillé.
Le nouvel âge du bilum
Depuis quelques années, en Papouasie-Nouvelle-Guinée, en ville comme dans les villages, des femmes s’organisent par petits groupes pour accéder à davantage d’autonomie.
Souvent démunies de toute terre à cultiver, elles doivent faire face à de très nombreux problèmes : violence conjugale, drogue, conflits tribaux… En Papouasie-Nouvelle-Guinée, l’éducation des enfants est payante, de même que l’accès aux soins. Ici comme ailleurs, il est donc pour elle vital d’avoir une source de revenus.
Pour faire face à cette situation, le bilum, dont le poids culturel n’a d’égal que sa légèreté, constitue peut-être une porte d’accès à un avenir meilleur.
L’année 2015 a vu naître la Bilum Export Promotion association (BEPA) avec l’appui du Centre du Commerce International et le soutien financier du gouvernement australien.
Cette association, dirigée par Sharlene Gawi, avocate à Port Moresby, regroupe à ce jour une douzaine de coopératives. Son ambition est d’acheter une production de qualité et labellisée directement aux femmes, de la revendre sur les marchés internationaux, et d’utiliser les recettes pour reverser aux productrices des revenus plus élevés, financer des formations et acheter des matières brutes.
Alors que la production reste largement informelle et disséminée, la demande étrangère, notamment australienne et néo-zélandaise, ne cesse de croître pour ces sacs étonnants. L’introduction de fibres d’importation aux couleurs vives, associée à l’émergence de nouveaux motifs (logos, textes, drapeau national), a stimulé la créativité des femmes.
Loin d’engendrer la décadence du bilum, ces nouveautés s’intègrent à une tradition toujours en mouvement tout en séduisant la clientèle étrangère haut de gamme.
Depuis peu, la technique du bilum a été déclinée pour créer d’autres objets de modes, et notamment des robes. Dans cette veine, l’artiste-modiste de Mount Hagen Barbara Pagasa a récemment réalisé un béret, porté par l’actrice française Mathilde olllivier et publié dans les pages de Vogue Australie.
Le bilum se trouve donc aujourd’hui à la croisée des chemins. Il est porteur d’un espoir nouveau pour les femmes de Papouasie, et l’on ose croire à la lente évolution de leur condition dans ce pays. En tout cas, une nouvelle fonction du bilum peut d’ors et déjà s’ajouter à la liste de Maureen MacKenzie : celle de l’émancipation.
Serge Dubuc, Août 2017
(1) Tok Pisin: langue véhiculaire de Papouasie-Nouvelle-Guinée
(2) Maureen MacKenzie : anthropologue australienne, auteure de “Androgynous objets : string bags and gender in central New guinea, 1998
(3) En Tok Pisin, “bilum” renvoie au mot “utérus”.
Sources :
- BILUM, sacs en ficelle de Papouasie-Nouvelle-Guinée. Catalogue de l’exposition présentée par le Musée de l’Hospice Saint-Roch d’Issoudun du 27/02 au 22/05 2016. Textes de Nicolas Garnier.
- Objets de pouvoir en Nouvelle-Guinée, Anne-Marie et Pierre Pétrequin, RMN, 2006